Pierre occupe la maison qu’Hélène et Paul, les deux autres copropriétaires, désirent vendre. Il est donc normal qu’il soit le premier à donner son avis sur ce projet. Mais il s’y refuse : "Je ferai ce que l’on m’ordonnera. Je signerai ce qu’il y aura à signer. Et puis nous n’en parlerons plus." Exaspérée par cette docilité hypocrite, Hélène explose et lui reproche d’être taciturne et compliqué. Dès cette première empoignade, l’opération immobilière s’efface derrière cette remontée du passé. Peu après mai 68, Pierre, Hélène et Paul ont vécu ici une histoire d’amour libre et sans interdit. Ils se sont séparés et, adoptant un mode de vie classique, ont fait le deuil de leurs illusions. En se retrouvant, ils éprouvent un besoin de vérité. Impossible à satisfaire. Leurs blessures mal cicatrisées, leurs rancoeurs tenaces les poussent à rester sur la défensive. Chacun se bat contre les mots, commet des maladresses, tente de les rattraper et espère que l’autre baissera sa garde.
Si Hélène est venue négocier la vente de cette maison, qui a pris de la valeur, c’est pour aider son mari, un "commercial", à devenir indépendant. En épousant Antoine, elle a tourné le dos à ses idéaux de jeunesse. Dans un aveu cruel, elle reconnaît qu’elle mentait tout le temps et que, tiraillée entre ses amants, "elle n’aimait pas plus l’un que l’autre". Marie Druc souligne l’impulsivité de cette femme qui embrasse Pierre sur la bouche et le gifle immédiatement après. La détresse de Paul (Thierry Janssen) est émouvante. Il arrondit les angles, essaie de dédramatiser ces retrouvailles et puis craque. Peu importe la vente ! Il ne supporte plus ce climat empoisonné. Pierre (Christian Gregori), à qui il reproche d’être "un sale type", assume sa solitude. Lucidement. Il n’écrit plus de poèmes. Pour gagner sa vie, il est devenu prof auxiliaire. Une profession qu’il méprise : "C’est parler dans le vide aux terrifiants héritiers des autres."
Autour de ce trio, des invités pris en otages. Anne (Bénédicte Chabot) craignait de gêner par sa présence. Si elle est là, c’est pour soutenir Paul, son mari. La sincérité de cette femme touchante contraste violemment avec la mauvaise foi ambiante. Du haut de ses dix-sept ans, Lise (Inès Dubuisson), la fille d’Hélène, observe avec un détachement goguenard le parcours de ces ex-soixante-huitards. Les expressions conventionnelles et le baratin commercial d’Antoine (Antony Mettler) le rendent un peu ridicule, mais détendent heureusement l’atmosphère.
Les six comédiens ne quittent pratiquement jamais la scène, se figeant quand ils sont hors-jeu. Par ce choix, Michel Kacenelenbogen rend sa mise en scène fluide : les courtes séquences s’emboîtent souplement, comme les pièces d’un puzzle. Les gros plans muets, projetés sur le mur de la maison, suggèrent la difficulté de communiquer. Comme bien sûr, la langue de Lagarce qui tâtonne, trébuche, retouche une formule, multiplie les répétitions, bouscule la syntaxe. Toujours à la recherche du mot juste. Voilà un théâtre exigeant, dont le sens nous échappe parfois, mais qui dépeint avec acuité les contradictions de l’âme humaine.
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