Mardi 11 novembre 2008, par Jean Campion

Coup de pied dans la fourmilière

Lors de sa création, en 1836, "Le Révizor" remplissait le théâtre, mais suscitait les injures des fonctionnaires, des policiers, des marchands et des hommes de lettres. Le tsar lui-même se sentait visé. Ulcéré par ces réactions hostiles, Nicolas Gogol s’est efforcé de dissiper le malentendu :
"J’avais décidé de ramasser tout ce que je connaissais de mauvais et d’en faire la cible de mon rire". Dans sa mise en scène débridée et expressionniste, Michel Dezoteux respecte cette intention. C’est bien l’agitation humaine dérisoire et vaine qu’il tourne en ridicule. Quel que soit leur bord, les personnages, enfiévrés par la peur, se conduisent souvent comme des bouffons délirants.

A l’intérieur d’un bâtiment massif, délavé, vaguement soviétique, des gens font claquer des portes, s’interpellent, se concertent, prient, courent dans tous les sens...Une fourmilière en folie. Cette hystérie collective est provoquée par l’arrivée d’un révizor. Le juge et les responsables de l’hôpital, du collège et de la poste tremblent à l’idée que celui-ci découvre leurs minables magouilles. Même s’il se prétend au-dessus de tout soupçon, le gouverneur partage leur panique. Leur affolement les rend aveugles. Englués dans le quiproquo, qui les amène à prendre un fils à papa prodigue pour l’inspecteur, les fonctionnaires lui cirent les pompes, chantent en choeur ses mérites et lui offrent de l’argent. Dans les scènes, où s’étalent leur obséquiosité et leur veulerie, on retrouve l’humour sarcastique des caricatures de Daumier.

Farce grinçante, la pièce est également une comédie de caractères, qui décrit l’évolution des rapports entre le gouverneur et le pseudo-révizor. Joueur invétéré, criblé de dettes, Khlestakov redoute la prison, puis prend conscience de son pouvoir et en abuse sans scrupules. Mieux, il éblouit les "bouseux", en s’auréolant de la vie fastueuse, qu’il est censé mener à Saint-Pétersboug et promet d’épouser la fille du gouverneur. Enfin rassuré, celui-ci est saisi par l’ivresse du pouvoir... Les confrontations entre les deux principaux protagonistes sont savoureuses. Karim Barras est époustouflant dans ses crises de mégalomanie et Yoann Blanc donne du piment à ce gouverneur tour à tour méprisant, lâche, flatteur, retors et vaniteux.

C’est aussi par son rythme trépidant et l’homogénéité de la troupe que le spectacle nous emballe. Chaque comédien adopte un jeu très physique, qui transforme fréquemment son personnage en marionnette expressive. Cette gestuelle outrée agace parfois, comme dans les scènes où la femme et la fille du gouverneur rivalisent de coquetterie. En revanche, elle donne beaucoup de relief au duo Bobtchinski/Dobtschinski (cousins des Dupont/Dupond) et impose des images fortes de la bassesse humaine. Images, qu’aujourd’hui encore, on feint d’ignorer, à l’instar du chef de la police, faux aveugle abrité derrière ses lunettes noires.

Jean Campion