Samedi 23 août 2008, par Xavier Campion

Comment rire du pouvoir et du paraître

C’est en 1720 que Marivaux écrit « Arlequin poli par l’amour », la comédie qui annonce véritablement son style typique, et rencontra un franc succès. Ce licencié en droit, qui fonde le journal intitulé « Le Spectateur français », écrit des comédies d’un ton nouveau, mêlant ironie moralisatrice, réalisme sentimental et analyse psychologique. Le public plébiscitera davantage celles qu’il écrit pour les comédiens italiens, dont le jeu est plus vif, plus dynamique que celui des français. Elu à l’Académie française, il produit également une littérature plus philosophique, sous forme d’essais et réflexions.

Dans l’Ile des esclaves, l’auteur nous invite précisément à réfléchir sur une société où pouvoir et paraître se mêlent. Il propose une inversion des rôles, comme un miroir qu’il tend aux différentes classes sociales afin qu’elles aillent observer, de gré ou de force, leurs petits et grands défauts.
Nous voilà donc embarqués pour un périple déroutant, vers un pays fantasmatique dans lequel autorité et vanité se donnent la main. Au départ, deux couples montent à bord d’un bateau : Iphicrate et son valet Arlequin ainsi qu’Euphrosine et sa servante Cléanthis. Au cours de la traversée, le bateau fait un effroyable naufrage. Tous les quatre se réveillent dans une curieuse République imaginaire. Ici, les maîtres deviennent les esclaves et les esclaves deviennent les maîtres. Comme si ce bouleversement d’identité ne suffisait pas, Trivelin, le maître du canton, est chargé de leur imposer des épreuves, tantôt cruelles, tantôt humiliantes. Les maîtres doivent, entre autre, s’entendre dire leurs vérités par leurs serviteurs, et échanger leurs vêtements avec eux.
Marivaux ne dévoile pas, et c’est là tout son art, qui des maîtres ou des serviteurs est le plus humain, le plus juste. Il laisse le soin au public de se mettre en quête de sentir si le coeur des seigneurs est différent de celui des esclaves.

Pour servir cette réflexion, Thibaut Nève (Iphicrate) et Annette Gatta (Euphrosine) incarnent fort bien la fragilité et la contradiction de ces maîtres drôles malgré eux, tant ils sont leur propre caricature. Othmane Moumen est un serviteur dont les gesticulations élastiques n’empêchent pas une belle profondeur, notamment par ses efficaces interventions de pacification relationnelle. La servante est interprétée par la généreuse Jessica Gazon, qui fait passer le public du rire aux larmes en deux temps, trois mouvements, tandis que la présence scénique de Christophe Lambert (Trivelin) est un peu rigide. Flore Vanhulst, à la barre de cet équipage, a pris le risque d’une mise en scène où apports de modernité et jeu dans un cadre extérieur doivent composer.

Au départ de ce voyage dans l’île, la valise semble remplie d’idées bien triées. Envisagées séparément, en effet, la scénographie, la mise en scène, ainsi que la mise en mouvement, en lumière et en musique paraissent tenir le cap. Il y a pourtant un indicible grain de sable qui empêche la croisière de s’amuser de manière vraiment fluide du début à la fin. Un peu comme si l’unité dans la diversité n’était pas arrivée tout à fait à bon port. Même si certaines escales ont un goût de trop ou de trop peu, on se dit à l’arrivée que le voyage était agréable et offrait quelques pêches intéressantes.

Céline Verlant