Parcourant le journal, elle était tombée sur un article titré : "Le Premier crime conjugal de l’année 2017 en Belgique". Premier laissait entendre qu’il y en aurait d’autres. Effectivement, quelques jours après Carmen Garcia Ortega, Florence Koot mourait sous les coups de son mari. "Ces deux femmes qu’elle ne connaissait pas et qui, tout à coup, devenaient si familières parce qu’elles étaient deux." Le journal noyait ces assassinats dans les statistiques : un tous les huit jours en Belgique, un tous les trois jours en France. Heurtée par cette banalisation, Marta Mendes s’abonne à dix-huit journaux francophones et flamands, qu’elle décortique fébrilement, pour en extraire les articles relatant des féminicides. Elle les affiche et dresse une liste précise des victimes, qu’elle apprend par coeur. Cette lutte acharnée contre l’oubli l’isole de ses voisins et fait enrager son fils Eduardo. Immigrée portugaise, qui a fui la dictature de Salazar, Marta adresse au roi Philippe des lettres pressantes. Peut-être que le "père" de la nation arrêtera ce massacre.
Le soir de Noël, elle écoute attentivement son discours. Pas la moindre allusion à ses appels. Cette déception ne la dissuade pourtant pas de multiplier les messages à Sa Majesté. Mais elle se laisse engloutir dans un silence qui la rend folle. Devant son état de santé qui se dégrade, le médecin, appelé par son fils, avoue son impuissance. Cependant le combat forcené de cette femme contre le déni l’ébranle. Il revoit les traces de coups, la peur qui se lisait sur le visage de certaines patientes. Comme tout le monde, il s’est tu... Eduardo en a marre de poster ces lettres absurdes, mais n’ose pas trahir la volonté de sa mère.
Céline Delbecq a écrit "Cinglée" comme un cri de colère. Elle a ensuite tenté d’adapter ce récit au théâtre, en écrivant des dialogues. Un fiasco. C’est donc, en conservant cette forme narrative, qu’elle l’a mis en scène. Même si parfois Marta apparaît, soit par le corps, soit par la parole, Anne Sylvain ne l’incarne pas. Elle la laisse émerger de ce texte parfois ironique et souvent poignant. Avec une sobriété remarquable. Adoptant un rythme très soutenu, elle nous entraîne dans "la dégringolade" d’une femme simple, naïve, pleine de bon sens et capable de se mettre réellement à la place des victimes. Pas de pathos, mais un constat terrible : l’empathie et la lucidité de Marta la condamnaient à perdre pied dans un monde indifférent. Sous son détachement apparent, Anne Sylvain laisse percer l’indignation de l’autrice.
En écho à la liste des victimes répertoriées par Marta, Charlotte Villalonga et Stéphane Pirard évoquent, dans de brèves scènes physiques, soutenues par une musique angoissante, les menaces qui pèsent sur les femmes. L’évolution du décor imaginé par Thibaut De Coster et Charly Kleinermann marque les étapes du basculement dans la folie. Sa transformation finale débouche sur une image symbolique saisissante. Confirmation de l’ampleur du massacre des femmes. Révoltée par l’inertie ambiante et la médiocrité de certaines réactions, Céline Delbecq a voulu nous sensibiliser à cette ignominie. Objectif parfaitement atteint, grâce à l’impact d’un texte intelligent et à la maîtrise de son interprète.
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