Frédéric, parlons de Michèle Fabien…
Frédéric Dussenne : Michèle était membre de l’ « Ensemble théâtral mobile », très connu sur les scènes belges. Personnellement, je l’ai connue pour avoir travaillé avec elle vers la fin de sa vie sur une adaptation d’ « Œdipe sur la route » de Bauchau. Mais Michèle est morte deux semaines avant la première d’une embolie cérébrale.
Son nom était associé à celui de Marc Liebens qui était son compagnon. Elle avait été auparavant l’épouse de Jean-Marie Piemme et elle est donc la maman d’Alice Piemme. C’était une universitaire brillante mais son écriture est profondément sensible, ce qui provoque parfois des malentendus. Son étiquette d’intellectuelle a laissé penser que son écriture est sèche, froide, ce qui à mon avis n’est pas du tout le cas. C’est une écriture de femme dont l’essentiel s’attache à des personnages féminins oubliés de l’histoire alors qu’elles y ont joué un rôle parfois très important comme c’est le cas de Charlotte, fille de Léopold Ier et de Louise d’Orléans, elle-même la fille Louis-Philippe et épouse de Maximilien de Habsbourg, le frère de l’empereur d’Autriche.
Elle a eu un destin tragique…
Frédéric Dussenne : Oui puisque tout commence dans la gloire. François-Joseph, l’empereur, envoie son frère en tant que gouverneur en Lombardie mais c’est l’époque de l’émancipation italienne… Ils ne sont pas bien reçus. François-Jospeh rétabli l’ordre avec son armée et transforme Charlotte et Maximilien en figurine dans une vitrine, au château de Miramare.
Ils seront chassés de Lombardie…
Frédéric Dussenne : Ils seront chassés. On leur propose alors l’empire du Mexique. C’est une manipulation de Napoléon III qui voulait récupérer la dette française au Mexique en alliance avec le Pape Pie IX car le républicain Benito Juares avait confisqué les biens du clergé. On leur a fait croire que les Mexicains leur demandait de prendre l’empire. Ils sont donc arrivés soutenus vaguement par les armées européennes mais cela s’est terminé en débâcle. Maximilien a été assassiné. Charlotte était repartie en Europe pour essayer d’obtenir du soutien mais elle a sombré peu à peu dans la folie et elle a été internée pendant soixante ans, ce qui est exceptionnel, d’abord à Laeken puis à Bouchout ici en Belgique. Elle est née en 1840 et elle est morte en 1927. Elle a donc traversé la première guerre mondiale… Et elle a survécu à toute sa famille. La force de la pièce de Michèle est d’avoir tiré parti d’un livre de Laurence van Yperzele qui a eu accès à la correspondance (un peu secrète) de Charlotte pendant l’année 1869 où elle commençait à sombrer dans la folie mais où elle était encore dans le déni de la disparition de Maximilien pourtant mort depuis deux ans et de la fin de l’empire. Elle continuait donc à espérer de sauver la monde, l’empire, la France et elle commence à écrire à un homme, Charles Loysel, un officier de Maximilien. Elle lui écrit pour lui demander de venir la délivrer. C’est assez bouleversant parce que Laurence van Ypersele la décrit sur le quai d’une gare avec ses bagages et ses chapeaux tous les jours, qu’il fasse beau, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige. Et elle attend ce type qui doit la délivrer et sauver le monde avec elle. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle lui écrit ; « Au fond, je n’ai pas besoin que vous veniez. J’ai besoin de vos titres, de vos grades militaires. J’ai besoin d’être vous, pour avoir les pouvoirs que je n’ai pas eus dans la réalité et Laurence van Ypersele conclut en disant : « dans la folie Charlotte a réalisé toutes les aspirations qu’elle n’avait pas réalisées dans la vie ». Et c’est ce que fait aussi Michèle Fabien dans l’écriture. C’est l’histoire de l’émancipation d’une femme par l’imaginaire.
On parle de ce destin tragique avec ce mari, qu’elle a choisi d’ailleurs, parce qu’il y avait eu d’autres prétendants. Mais Maximilien n’était pas amoureux…
Frédéric Dussenne : Il y avait eu le roi du Portugal comme prétendant. Avec Maximilien, la relation était un peu compliquée. Il l’a beaucoup trompée, notamment avec le jardinier de leur domaine mais au-delà de cela, c’est quand même un couple avec quelque chose de l’ordre d’un idéalisme partagé et donc des renoncements liés à l’éducation (Charlotte est fille de Léopold 1er et elle perd sa mère à l’âge de dix ans, ce qui fait qu’elle devient rapidement une adulte), un écrasement par le poids du devoir lié au sang aristocratique, à la monarchie de droit divin. Elle va renoncer à bien des choses. Dans ses aspirations politiques, elle était plutôt progressiste. Ὰ la faveur des voyages de Maximilien, elle a assuré la régence et elle a donc pris beaucoup de décisions, notamment la réforme agraire qui avait été décidée sous la République auparavant. Tout son potentiel a été écrasé par son statut de femme, par son rang aristocratique, par son statut d’européenne car la pièce parle aussi du colonialisme. Et dans la folie, elle abdique de tout en disant : « Il n’y a plus de Charlotte de Belgique mais Charlotte tout court ».
C’est l’histoire d’une impuissance vécue et qui a aussi un rapport intime avec Michèle Fabien. En 1989, L’Ensemble théâtral mobile est expulsé du Marni. La Communauté française avait fait changé les barrières de secours. On ne pouvait plus entrer dans le théâtre. Michèle est morte un an plus tard d’un embolie cérébrale, juste après une intervention sur le corps supplicié de Pasolini au Marni.
Leila Chaarani et Alexandre Duvinage, vous interprétez Charlotte. Comment avez-vous abordé ces rôles ?
Leila Chaarani : Déjà, c’est il n’y a qu’un seul rôle, divisé en deux. Il y a Charlotte 1 et Charlotte 2, deux facettes d’une même médaille. Dans ce rapport entre les deux Charlotte, il y a toutes les contradictions, toutes les envies d’une action politique. Et la pièce déploie les facettes de la vie de Charlotte qui ont toutes été des échecs.
Alexandre Duvinage : Il y a aussi plusieurs niveaux d’inteprétation. La pièce met en scène des comédiens sur un plateau, comédiens sans théâtre mais qui ont envie de raconter la vie de cette femme avec ses échecs. Charlotte 2 ensuite a un statut particulier, elle est au service de Charlotte 1 en mettant la casquette de Maximilien de Loysel, de Napoléon III, de son père aussi. Il y a une succession de ruptures, c’est vertigineux.
Leila Chaarani : Ce sont des glissements tout en restant dans la veste des comédiens. C’est réussi parce qu’on joue à jouer, on se laisse prendre au jeu, on devient Charlotte et Maximilien et on redevient aussi des acteurs qui ne savent pas toujours exprimer ce qu’ils ressentent.
Alexandre Duvinage : Il y a vraiment juste à jouer les mots de Michèle Fabien parce que c’est écrit pour le théâtre.
Frédéric Dussenne : J’avais assisté à la création en 1999, je connaissais bien Michèle, mais ce qui m’a frappé en relisant le texte (j’avais déjà essayé de le monter il y a dix ans, donc c’est une obsession…), c’est de constater que l’humour est omniprésent. Michèle prend une distance, elle a une capacité à l’ironie douce et elle donne à cette femme une victoire symbolique jouissive. Ὰla fin Charlotte revient à l’enfance. Elle est complètement libérée. Plus rien ne l’atteint… La pièce est accessible à tous notamment par le fait que ce soit des acteurs qui jouent. Le jeu est vraiment au centre de la pièce et c’est le théâtre qui sauve Charlotte. Dans la superposition des actrices, de la figure de Charlotte et de l’auteure (les comédiens le disent : « Nous ne sommes pas des acteurs, nous sommes l’auteur »), Michèle reprend tout en main dans un magnifique bras d’honneur. Elle dit « Je suis le mot ». Et avec les mots, elle devient le dieu de son imaginaire. C’est jouissif, comme l’était Michèle Fabien, une femme lumineuse, sensuelle, passionnée.
Propos recueillis par Palmina Di Meo
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