Le Festival de Liège propose pour cette édition 2015 une réflexion autour de Lampedusa, cette île au large de la Sicile, symbole terrible de la « forteresse Europe ». Dans sa programmation, on retrouve trois créations théâtrales qui offrent des lectures singulières de l’émigration ; « En attendant les barbares » de Ali et Hèdi Thabet, « Going Home » de Vincent Hennebicq ; « Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu » du Nimis Groupe.
Quelles sont les raisons qui rendent la démarche du Nimis Groupe particulièrement intéressante ? La plus évidente c’est que leur création (une étape de travail, rappelons-le) s’inspire d’éléments de la réalité que les acteurs/actrices ont éprouvé dans leur chair, et qu’une partie d’entre eux sont des personnes en cours de procédure de régularisation. On retrouve donc sur scène des acteurs/actrices qui détiennent la citoyenneté européenne et d’autres qui ne la détiennent pas. D’emblée, le spectateur est averti par une petite voix anglophone dont les paroles sont traduites sur un prompteur. En restant dans la salle assister au spectacle, il se rend complice d’une situation illégale. En effet, le droit belge interdit aux demandeurs d’asile d’exercer une profession sur le sol belge (fut-ce celle d’acteur/actrice) tant que leur situation n’a pas été régularisée. Le spectateur a donc un délai de 40 secondes pour quitter la salle...
Mais est-ce à dire que seules les interventions autobiographiques sont ce qui rend le spectacle singulier ? Non, car à côté de ces récits de vie à la première personne, on retrouve des séquences plus théâtrales où l’effet de distanciation permet aux acteurs de questionner (finement) ce qu’ils sont en train de jouer sur scène.
A titre d’exemple, citons la reconstitution cinématographique filmée en direct en champ/contrechamp et projetée sur un écran en arrière scène. La séquence reprend dans un style documentaire un entretien entre un fonctionnaire (joué par un acteur) et une demandeuse d’asile (qui joue son propre rôle). Un tel dispositif permet plusieurs niveaux de jeu : l’acteur s’interrompt pour adresser « face caméra » les états d’âme de son personnage. Il reprend ensuite le fil de la discussion puis s’interrompt une seconde fois pour demander à sa partenaire s’il ne rend pas son personnage trop détestable. Elle lui répond qu’au contraire le fonctionnaire réel était bien plus toursiveux, bien moins aimable. On peut alors apprécier le changement de ton lorsque l’acteur intègre ces nouvelles données dans son jeu.
Par ailleurs, un autre pan du spectacle, très didactique, cherche à apporter des clés de lecture au spectateur pour lui permettre d’apprécier la politique européenne en matière d’émigration, sans pour autant tomber dans les pièges de la vulgarisation. En outre, un buzzeur rouge en avant scène donnait la possibilité à n’importe quel spectateur d’intervenir pendant le spectacle pour poser une question sur un point nébuleux. La visée pédagogique de certaines parties du spectacle auraient pu alourdir le propos, mais les acteurs ont eu l’intelligence de se donner une dramaturgie étroite comme base de travail.
Leur enquête repose sur un constat paradoxal : les émigrés qui fuient la pauvreté de leur pays d’origine deviennent sources de richesse pour l’Europe. En effet, leur arrivée massive aux frontières européennes entraîne non seulement des investissements conséquents dans certains secteurs, comme les technologies de pointe (drones, radars, etc), mais aussi la création de milliers d’emplois administratifs (l’agence Frontex par exemple). Sans compter qu’ils constituent aussi une réserve de main d’œuvre bon marché... Bref, une vraie industrie européenne de l’émigration, plutôt juteuse.
Le spectacle cherche donc à savoir à quel point ces émigrés sont devenus un rouage économique qui sert les intérêts de puissants lobbyings industriels, alors que la politique européenne s’enfonce dans la dénégation de ces milliers de morts qui s’amoncellent chaque année davantage sur les côtes italiennes, espagnoles ou grecques.
Reprenons enfin un extrait du débat avec toute l’équipe qui suivit la représentation. Un spectateur avisé demanda par quels moyens pouvait-il aider, concrètement, les demandeurs d’asile ? En d’autres termes, quels outils les acteurs pourraient lui donner pour transmuer son sentiment d’impuissance en démarche positive ? Il faut bien admettre qu’à ce stade, il serait difficile pour eux d’y répondre, le spectacle voulant davantage sensibiliser qu’offrir de vrais pistes d’actions citoyennes. Mais on ne pourrait douter que cette première étape puisse ultérieurement déboucher sur un spectacle formidable, tant les acteurs sont portés par ce en quoi ils croient. On se réjouit déjà des suites du projet.
C.M.
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