Carmela Locantore a une passion - le théâtre - et un projet personnel - UNE PASSION - qu’elle jouera à La Clarencière et au Off d’Avignon. Comme l’Héloïse d’Abélard qu’elle incarnera, elle se penche sur son passé.
Pourrais-tu te présenter ?
Je m’appelle Carmela Locantore ☺ et je pratique le métier d’actrice depuis que j’ai 14 ans… ça fait un bout de temps !
Comment ça a commencé ? Tu es venue d’Italie à quel âge ???
Je suis née en Belgique au beau pays de Charleroi. Dans ma famille, la langue maternelle était un de ces nombreux dialectes des Pouilles, la sonorité de la langue change de 10 km en 10 km. Avec mes frères et sœurs, nous nous exprimions en français. Nous écoutions chaque jour la radio. Et j’ai dû considérer à l’époque que la juste connaissance de la langue française était un atout d’intégration, un accès à l’extérieur, une espèce de conquête du pays d’accueil. Je me souviens encore du jour où, pour la première fois, j’ai appris une poésie à l’école. Je devais avoir 6 ans. Immédiatement je me suis sentie en confiance avec le monde, ça m’a massé l’âme et consolée de me sentir toujours si différente des autres filles. Le dimanche, j’allais à l’église, j’aimais bien ça. J’y allais seule, sans qu’on m’y oblige. C’était encore le temps de la messe en latin. Je connaissais tout son déroulement et répétais les mots avant le curé, mais quand il lisait les évangiles en français, j’estimais qu’il ne les faisait pas comprendre, qu’il ennuyait plutôt. Dès que j’ai appris à lire, et que j’ai su lire, je trouvais que je lisais mieux que lui !!! Je suppose que c’est de cette prétention à envier sa place de prêcheur qu’est née ma vocation d’actrice. Mais peut-être qu’elle viendrait aussi des après-midi que je passais avec ma mère et ses amies émigrées italiennes dont certaines habitaient carrément la même rue qu’elle dans son regretté village. C’est en les écoutant parler, se rappeler avec nostalgie leur cher sud que j’ai peaufiné ma connaissance des différents dialectes : napolitains, siciliens etc.. J’apprenais des chansons, je répétais leurs expressions d’adultes, elles riaient et applaudissaient. Peut-être se sentaient-elles tout à coup moins isolées, moins étrangères dans ce sombre pays de terrils à Marcinelle, puisqu’une enfant était capable de les comprendre, de les divertir et de parler comme elles : j’étais déjà le clown de service ! Ma mère, elle, orgueilleuse et fière, fâchée d’être là, n’a jamais voulu apprendre le français, elle ne s’exprimait même pas en italien. C’était sa manière à elle de faire sa révolte contre l’immigration.
Actrice depuis tes 14 ans ?
Un jour, à l’école, au réfectoire, à midi, une fille a récité un très beau poème : Sous le pont Mirabeau coule la Seine et mes amours… et je lui ai demandé où elle avait appris cela – Ah, mais je vais au Conservatoire, bla, bla, bla.. ! Comme si ça n’appartenait qu’à elle – J’ai bien écouté, pris tous les renseignements, et en septembre, – j’avais 13 ans – j’ai dit à maman que j’aimerais bien aller au Conservatoire les mercredis et samedis après-midi. Bah, si tu fais la poussière et que tu nettoies partout, tu peux faire tout ce que tu veux, même te pendre ! C’est ainsi que j’ai été au Conservatoire de Charleroi. J’avais des travaux à faire à la maison et tous les jours j’étudiais une poésie et en même temps je prenais des cours de littérature.
Et puis, quand je montais sur le plateau, mon professeur, Yvonne Garden disait : Mon Dieu, quelle présence… mais quel tempérament ! (rires) et moi je ne savais pas du tout ce que ça voulait dire : ON me regardait et ON trouvait des choses à dire… À la maison, j’étais la 5ème des six enfants un point c’est tout, mais là, tout d’un coup, j’étais quelqu’un qui avait « de la présence… et du tempérament !!! » (rires). Bien après j’ai compris qu’au théâtre, avoir de la présence et du tempérament …
… c’était un atout !
Oui c’était un atout, bien que ça me semblait être quelque chose de naturel que tout le monde avait à sa façon. Alors, quand j’étudiais Hermione, dans sa rage, je reconnaissais ma rage d’adolescente…Ainsi, la poésie et le théâtre devenaient vivants parce que je pouvais exprimer des choses qui étaient profondes, secrètes, enfouies en moi ! C’était une espèce d’exorcisme et en plus c’était beau. Alors dès 14 ans, j’ai vraiment décidé que je ferais du théâtre. J’avais été étonnée d’apprendre qu’on pouvait en vivre que c’était un métier. Souvent le soir en compagnie de mon père, on regardait la télévision et je voyais Jacqueline Maillan, Sophie Desmarets, dans les pièces de boulevard que proposait l’ORTF… Robert Hirsch et le Poulain, les acteurs de la comédie Française qui jouaient Tartuffe, j’en raffolais ! Mais surtout Louis Jouvet me fascinait. Alors quand j’ai su que je pouvais si je le désirais vraiment en faire ma profession, mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai choisi ce chemin. Yvonne Garden m’avait dit : “Tu fais tout ce que tu veux Carmela si tu veux faire ce métier, mais tu ne travailles jamais en amateur et à 18 ans tu t’inscris au Conservatoire à Bruxelles… … Ensuite, tu ranges ton costume dès que tu as fini de jouer, en respectant ton costume, tu te respectes et tu respectes l’habilleuse et tous les gens autour de toi et tu te démaquilles tous les soirs après la représentation…” . Et ses conseils et recommandations sont restés ancrés en moi : mon costume c’est toujours ma maison.
À 18 ans, je me suis inscrite au Conservatoire à Bruxelles, chez André Debaar en Art Dramatique et chez Suzanne Philip en déclamation. Leurs chargés de cours étaient de magnifiques acteurs en activité : Frédéric Latin, Jules-Henri Marchant, Bobette Jouret, Anne Carpriau
, Eric Pradier … que les élèves que nous étions, pouvaient applaudir le soir au théâtre, l’entrée était gratuite pour nous. Extraordinaire ! Et après nous prenions un verre avec eux. Par leur fréquentation, nous accédions rapidement au statut d’acteur. Il faut dire qu’à l’époque, nous avions la chance d’être engagés avec un contrat, donc professionnellement par des directeurs de théâtre tels que ; Claude Etienne, du Rideau de Bruxelles, Jacques Huisman, du Théâtre National de Belgique, Claude Volter, de la compagnie qui porte son nom… Nos partenaires étaient des comédiens chevronnés qui nous traitaient d’égal à égal. Ne faisions-nous pas tous partie de la même famille, la grande famille du Théâtre ?
Et après le Conservatoire de Bruxelles ?
Comme nous avions déjà joué de petits rôles, pour certains et de grands pour d’autres, dans les grands théâtres de la capitale, le reste coulait de source, il suffisait d’avoir un numéro de téléphone et je ne dis pas que les contrats pleuvaient, mais on nous appelait pour jouer et participer à des créations.
On était mêlé, en tant que jeunes, à des gens qui pratiquaient le métier depuis 10, 20, 30, 40, 50 ans même, et l’on devenait amis avec ces gens qui nous donnaient des conseils, comme Madame Falk par exemple. Nous les jeunes, nous étions très affamés de cela.
Suzy Falk qui dit que tu es sa fille spirituelle…
Oui, c’est tout à fait vrai. J’avais 18 ans quand j’ai rencontré Suzy à Charleroi au Théâtre de l’Ancre. J’avais été engagée pour jouer dans Homme pour Homme de Bertold Brecht. Il n’y a qu’une femme dans cette pièce, et Suzy en était la protagoniste, mais le metteur en scène, Jo Van Ossel avait ajouté 2 rôles féminins… il trouvait que ça faisait mieux 2 filles en plus dans un bordel ! Suzy était magnifique en veuve maquerelle ! La première fois que je l’ai vue dans la salle de répétition, j’ai été surprise de voir une femme qui s’exprimait haut et fort devant une assemblée d’hommes complètement médusés qui l’écoutaient bouche bée, buvant ses paroles, n’osant pas l’interrompre. Et je me disais Je la connais. Pendant un mois, j’ai cherché Qui est-ce, mais qui est-ce ? et un jour, je me suis souvenue ! Elle jouait dans un feuilleton télévisé « Les Compagnons de la Nuit » et chaque fois qu’elle apparaissait mon père disait : Ah voilà la femme à la pipe ! Il adorait ce personnage qu’elle interprétait, nous étions deux. Son physique m’était donc familier, je l’avais connue avant de la rencontrer. Et c’est ainsi que depuis nous sommes liées par une longue amitié.
À cette époque, on avait cette chance de pouvoir rencontrer des artistes, des adultes qu’on admirait grâce à une certaine politique d’engagement qui sévissait alors. Ainsi, Philippe Volter, un ami malheureusement disparu aujourd’hui, m’a permis de rencontrer Jacqueline Bir d’une façon tout à fait incongrue, il m’a dit : Carmela est-ce que tu veux bien aider ma mère. Elle joue au théâtre du Parc Requiem pour une Nonne de Faulkner, elle a besoin d’une répétitrice pour La Voix Humaine de Jean Cocteau qu’elle prépare pour la radio. Tu devras être là pendant une semaine chaque soir à l’entracte. Et bien sûr tu seras payée pour cela. Et voilà que je me retrouve dans la loge d’une actrice qui se déshabille, se démaquille et se recouvre presque entièrement de fond de teint noir devant moi, (elle jouait une femme de couleur au troisième acte) tout en répétant son texte … C’était génial… Et 5 minutes avant la séance et 5 minutes après, elle prenait un peu de temps pour me parler très gentiment… j’étais aux anges ! À cette époque, tu rentrais de plain-pied comme ça dans la profession, très jeune. Je pense parfois aux jeunes d’aujourd’hui qui doivent avoir beaucoup plus de difficultés pour se faire engager dans des théâtres subventionnés.
Tu as eu beaucoup de chance de pouvoir travailler avec des metteurs en scène comme Claude Etienne…
Oui, aussi avec Jules-Henri Marchant, Jacques Huisman, Bernard de Coster et aussi Thierry Salmon, il était lui aussi élève au Conservatoire avant de devenir metteur en scène.
Oui, justement pour commémorer les 10 ans de sa mort, il y a très prochainement un événement aux Halles de Schaerbeek.l [1] C’est d’ailleurs là aussi que je t’ai vue dans cet extraordinaire spectacle Les Troyennes d’Euripide, qu’il avait mis en scène et qui était chanté en grec ancien sur une musique de Giovanna Marini. Raconte-nous cette aventure extraordinaire ; ça a fait combien de représentations ?
Je ne sais pas, mais en tout cas, c’est un travail qui a duré 2 ans. Nous sommes partis en février 1988 et la création du spectacle se faisait en plusieurs étapes : d’abord nous avons commencé à travailler à 8 personnes et plus une 9ème parce que pour Hécube - comme c’est un grand rôle - Salmon l’avait divisé en deux.
On est resté un mois à Gibellina en Sicile, dans ce village qui avait été détruit en 1968 par un tremblement de terre. Le maire de la ville avait alors décidé de faire de cette ville une œuvre d’art, aussi, chaque année on y donne des représentations… Donc on a répété un mois, puis en mars, on a été à Naples [2] et là on a fait la première partie de la création du spectacle à 9. Ensuite, nous sommes allées à Hambourg [3] où nous avons rejoint 9 comédiennes allemandes et nous avons créé un spectacle avec elles et les 9 comédiennes siciliennes du départ.
Et toi tu étais dans tous les spectacles ?
Oui parce que j’étais Hélène. Je faisais partie de ce qu’on appelle les protagonistes, mais les autres personnages qu’on croisait, les filles de Sicile, celles de Hambourg et ensuite les filles de France, c’était plutôt le chœur. Chaque personnage avait son propre petit chœur : il y avait 4-5 femmes attachées à la Reine, 4-5 attachées à Cassandre etc. et les personnages masculins avaient été changés en personnages féminins. Puis on l’a joué à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon et ensuite on s’est retrouvées en septembre 1988 à Gibellina pour créer le spectacle avec 32 femmes, c’est-à-dire avec celles de Sicile, de Hambourg et d’Avignon. Ensuite nous avons fait une tournée ; nous avons été à Milan pendant un mois. Pour Thierry, l’espace scénique était le premier acteur. Nous devions investir l’espace et chaque fois recréer un nouvel espace. On a joué aussi à Marseille sur l’île du Frioul [4], à Barcelone et évidemment à Bruxelles aux Halles de Schaerbeek en automne 1989. Malheureusement ça s’est terminé là, je ne sais pas pourquoi. Les producteurs sans doute, mais c’est bien dommage parce qu’on aurait pu faire une tournée internationale et récolter le fruit de notre travail.
Alors que j’étais à Villeneuve-lès-Avignon avec Les Troyennes, Claude Etienne m’a demandé de jouer dans La Maman et La Putain. Les droits venaient de se libérer, Jean Eustache était mort – et il m’a dit : Si tu ne le fais pas, je ne le fais pas ! Il n’avait pas encore le metteur en scène. Après il a demandé à Bernard de Coster de le monter et j’ai joué Veronika avec entre autres Bernard Cogniaux dans le rôle d’Alexandre. C’est un bon souvenir pour moi.
Il y a aussi d’autres metteurs en scène avec qui j’aime bien travailler, par exemple Richard Kalisz, avec qui j’ai fait Les Bonnes de Genet ou Sang de Lars Norén. Ou le Roumain Mihai Maniutiu, qui m’a mise en scène dans La Leçon de Ionesco au Théâtre de L’Ancre à Charleroi.
Une autre belle expérience a été mon tour de chant au Théâtre Le Public, il y a 3 ans. Il y avait 25 chansons et ça s’appelait Accords et Désaccords. Ce projet a vu le jour parce que Gérald Marti m’avait vue lors des « Midis du Rideau ». parce que quand nous étions au Conservatoire, nous avions la chance, d’avoir ce professeur – Claude Etienne – qui avait son propre théâtre et qui nous permettait de créer des spectacles sur l’heure de midi. Même comme élèves, on avait un salaire, on était déjà de vrais professionnels. J’avais alors 19 ans ! Je dansais, je chantais dans un spectacle musical et de poésie et Gérald m’avait dit : Toi un de ces jours, je te mettrai en scène dans un tour de chant ! Et euh… 29 ans plus tard (rires !) on a fait un tour de chant, suivi du Bel Indifférent – parce que de mon côté, je rêvais de faire quelque chose avec ça, d’utiliser en quelque sorte la trame du Bel Indifférent pour ce spectacle. Gérald m’a dit : Qu’à cela ne tienne, tu vas faire ton tour de chant et après tu joueras Le Bel Indifférent.
Alors chaque soir, je chantais mes chansons, accompagnée par mon ami Renaud Grémillon et puis je me retrouve dans ma chambre d’hôtel. Le public comprend que c’est l’accordéoniste qui joue mon amant, lequel, bien évidemment ne m’adresse pas la parole alors que je me traîne à ses pieds après lui avoir fait, je ne sais pas quelle scène. C’était une pièce que Jean Cocteau avait écrite pour Edith Piaf et Paul Meurisse
Qu’est-ce qui est important pour toi ?
Des gens comme Jacques Huisman ou Claude Etienne qui sont de la même famille que mon premier professeur Yvonne Garden quand j’avais 14 ans étaient des gens qui aimaient la langue française. Je t’ai dit que pour moi la langue française est une conquête d’une culture qui n’était pas la mienne. Or ces gens-là, tout comme Louis Jouvet, font partie de la tradition du théâtre, la tradition du beau dire, de l’articulation, et de la sincérité. En cela le théâtre sera toujours moderne. Dès qu’un acteur est sincère, il est toujours moderne. On ne se démode pas si on est sincère. Si on est sophistiqué, on se démode, mais si un acteur joue avec ce qu’il va chercher au fond de lui, qu’il arrive a être en harmonie avec cela… il sera toujours créateur de son personnage, il sera toujours fort. Et moi, j’aime bien travailler avec cette ligne de conduite-là. Donc j’ai eu beaucoup de chance de travailler avec ces gens-là, à une époque où l’on engageait des jeunes gens.
Tu as encore joué dans Sokott avec une pléiade de femmes mûres, mais ce n’est plus toujours évident de trouver assez de travail. Alors tu as mis sur pied un nouveau projet de seule en scène : Une Passion qui te permettra de te produire à la demande, mais qui surtout fait l’actualité aujourd’hui …
Un jour, au Botanique, il y a un type qui m’aborde et que je n’avais plus vu depuis longtemps et il me dit : Écoute Carmela, il faut absolument que je te fasse lire un texte, c’est un texte pour toi, il faut que tu en fasses quelque chose ! Et il m’apporte ce roman de Christiane Singer qui relate la vie d’Abélard et d’Héloïse racontée du point de vue d’Héloïse, mais surtout du point de vue de Madame Christiane Singer, qui a des vues bien précises sur le monde, la nature, l’amour et la spiritualité. Cette femme a une vision tellement amoureuse des gens et du monde, que lorsque j’ai lu ce texte, j’ai eu un choc émotionnel et je me suis dit qu’il me fallait faire partager cette émotion. Pour cela, il n’y avait qu’une seule solution : me mettre au travail et faire l’adaptation théâtrale de ce roman : Une Passion. J’ai appelé ça : monologue pour voix... À 60 ans, Héloïse, une érudite du XIIe siècle, se penche sur son passé. Elle va retracer les éléments de sa vie, mais elle va d’abord se présenter telle qu’elle est, en se souvenant de la petite fille qu’elle était, pleine d’amour pour tout, pour la nature, pour sa nounou, et puis en se souvenant de la toute jeune fille qui tombe éperdument amoureuse d’Abélard et de tout ce drame qui s’en suivit et que l’on connaît surtout par la Ballade des Dames du Temps Jadis de Villon, immortalisée par Georges Brassens.
Ça t’a pris combien de temps ?
La première partie m’a pris 3 mois. En même temps que j’adaptais, j’étudiais et quand j’estimais qu’une phrase était de trop dans le rythme, je la supprimais, quand j’estimais qu’une page était de trop, je la supprimais. Au bout de ces premiers 3 mois, je devais voir si les gens pouvaient entendre cela, comprendre ce que j’avais voulu y mettre. Puis j’ai fait 6 mois de pause et j’ai repris et j’ai encore travaillé 3 mois. Donc en tout ça m’a pris 6 mois pour l’adapter et l’étudier. J’adaptais, j’étudiais, je supprimais tout ce qui était superflu ou qui embrouillait la situation parce que je voulais que le public comprenne et me suive. En même temps, comme Christiane Singer est cette philosophe que l’on connaît, j’avais envie qu’on retrouve de cette philosophie dans mon adaptation. Comment faire ? Comme elle parle à la première personne du singulier, il y a déjà le JE du monologue. Le roman commence par : Voilà soixante fois déjà que j’ai vu l’automne… Et comme je le dis dans ma note d’intention [5], c’est comme si on disait Il était une fois… Quand on dit : Il était une fois, tout le monde écoute en général, et Christiane Singer est une grande raconteuse. Alors je me suis amusée à garder son style tout en étant très respectueuse et fidèle à son écriture et à sa pensée. Parce que pour moi, en tant qu’interprète, ce que j’ai à raconter ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce que quelqu’un d’autre a à raconter, son style : les points, les virgules, comment il les met, son souffle lorsqu’il écrit … il est dans une certaine tension… Et, en tant qu’actrice, c’est cette tension-là que je veux atteindre en respectant la ponctuation de l’auteur et alors, je me dédouble et je deviens quelqu’un d’autre, mais avec moi. Alors mon moi ne disparaît pas complètement, puisque – encore une fois on en revient à Hermione – Hermione était dans une telle rage qu’elle massait mon âme et me permettait d’accepter ma propre violence, avec d’autres mots, c’est Hermione, mais c’est Racine. Donc tu sublimes ce que tu as à l’intérieur de toi quand tu as de beaux textes, comme j’ai la chance de pouvoir le faire avec celui de Christiane Singer. Je n’ai fait qu’un couper-coller … et étudier. Mais j’ai fait selon mon propre goût. Il y a des phrases qui se reconnaissent de partout : Dieu n’a que nos mains pour faire sur terre tout ce qu’il y a à faire. Évidemment, cette phrase-là, tout le monde la choisirait. Et elle est dans le texte. Il y a des phrases que j’ai choisies parce qu’elles me touchent, d’autres qui sont presque des envolées shakespeariennes et que je n’ai pas besoin de déclamer parce qu’elles se déclament toutes seules. Je pense que si cette auteure avait encore vécu, on aurait dû lui demander d’écrire des pièces de théâtre ! Cela dit, elle a laissé beaucoup de romans et il y a peut-être moyen de faire le travail que j’ai fait. Elle a une telle verve, c’est tellement vivant ce qu’elle écrit.
Finalement, j’ai réduit les 128 pages du roman à 12 pages A4 pour faire un spectacle de 75 minutes. J’estime que c’est la bonne durée pour ne pas fatiguer un public à qui l’on demande d’être attentif, parce que le public est participant. L’autre jour, j’ai joué dans une chapelle et le public n’était pas plongé dans l’obscurité, alors, quand j’ai la chance de plonger mes yeux dans ceux d’un spectateur, je le fais. Je crois qu’il y avait 55 personnes, je les ai toutes vues… masque mis à part, c’est un peu comme la Commedia dell’Arte : tu regardes les gens du public, tu t’adresses à eux. C’est la disparition du 4ème mur. Il y a de la théâtralité et il y a aussi de la vie dans ce monologue puisque à travers Héloïse apparaissent dans son récit son oncle le tyrannique chanoine Philibert, sa douce nounou Louisette ou son amant Abélard. Autant de personnages que je peux interpréter avec leurs intonations respectives, mais sans les caricaturer pour autant.
J’ai eu la chance de voir une ébauche de ce spectacle que l’on va donner bientôt à la Clarencière [6] et que tu joueras ensuite pendant le festival off d’Avignon au Verbe Fou [7]. J’ai vu que tout ton décor tenait dans une petite valise. Cela doit te permettre beaucoup de souplesse pour le présenter un peu partout ?
C’est vrai. Après avoir été jouer une fois Une Passion en janvier dernier au Verbe Fou, j’ai fait le pari… un peu fou … de « m’offrir Avignon », puisque je vais aller au Off sur fonds propres…
Et il est vrai aussi que ce spectacle – tel que je l’ai conçu – me permet de le jouer en extérieur comme en intérieur : je l’ai joué dans des salons, dans des chapelles, des musées, l’après-midi, le soir, et je l’ai aussi joué en extérieur au Parc de Bruxelles l’été dernier.
En fait, je n’ai besoin que de mon costume et de quelques accessoires. Mon costume se transforme, et là où je vais, je me crée un décor avec ce qu’il y a sur place. Et, en fonction du lieu, on est soit dans l’intimité soit dans la déclamation, mais moi j’ai toujours envie de dépasser l’acte de déclamation parce qu’en plus de cela il y a de l’incarnation. Quand Héloïse parle d’elle qui a 14 ans, elle se revoit jeune fille, et si le spectateur voit l’Héloïse de 60 ans qui se revoit à 14 ans, je trouve que c’est gagné.
J’espère que tu vas gagner … (elle m’interrompt, enthousiaste)
...le cœur des Avignonnais ! Le Festival est du 10 juillet au 2 août et je joue à 10 heures du matin
Qu’on se le dise !
On espère que cela te donnera des opportunités pour vendre ce spectacle si attachant en Belgique, mais aussi chez nos voisins Français et Suisses. As-tu encore d’autres souhaits ?
Mon grand rêve serait de pouvoir jouer mon spectacle Une Passion sur la Grand Place de Bruxelles avec un micro HF. Tu imagines ? Elle chuchote parce que c’est une femme douce, c’est une abbesse … et il y a toute la Grand Place qui entend cette voix de femme qui dit : Voilà soixante fois déjà que j’ai vu l’automne… Assise seule à la table de ma cellule, je prends la plume......
Merci pour ces moments de bonheur que tu nous offres en incarnant Héloïse !
Propos recueillis par Nadine Pochez le 28 avril 2008.
Crédits photos : Logo : Nadine Pochez, Photos N/B : La Maman et la Putain de Jean Eustache au Rideau de Bruxelles, Daniel LOCUS-1989, 2 Photos : Accords Désaccords avec micro : Cassandre Sturbois