D’emblée, les auteurs de cette fresque musicale et théâtrale affichent leur volonté de mettre en valeur l’opposition des styles. Romance pleine de grâce, "Reviens, veux-tu" passe le relais aux polissonneries cocasses des "Amis de monsieur". C’est l’amorce d’une farandole de chansons centenaires, qui nous permettent de prendre le pouls d’une époque. Protestations (en wallon sous-titré, sur calicot) contre le travail des enfants dans les mines, coups de gueule de mendiants qui font la manche, drame de l’orphelin de guerre mais aussi ragtime reflétant l’énergie bouillonnante des U.S.A. Des sujets souvent douloureux traités avec conviction ou un humour débridé. Témoin, cette "Hirondelle des faubourgs". Pauvre orpheline poignardée, qu’une équipe médicale farfelue entraîne dans un ballet délirant.
"A la Martinique" et "A la cabane bambou", chansons "exotiques", laissent percer le racisme ambiant. Et le ton devient encore plus grinçant dans les scènes d’"On purge bébé". Créé en 1910, ce Feydeau, qui sert de fil rouge, est joué dans un style burlesque. Didier Colfs et Mireille Bailly s’en donnent à coeur joie, pour souligner la prétention stupide, la mauvaise foi et l’autorité impuissante d’un couple explosif. Sourds aux bruits de bottes, ces bourgeois enrichis ne songent qu’aux affaires. Follavoine rêve d’un contrat juteux avec l’armée : s’il pouvait devenir son fournisseur exclusif de pots de chambre !
Juché sur une tribune ambulante, Jean-Luc Piraux souligne l’inégalité des sexes, en stigmatisant l’hystérie et l’épilepsie utérines. Inspiré des théories du professeur Charcot, ce discours effarant nous amuse par son machisme ridicule, mais révèle également la volonté d’étouffer toute émancipation féminine. Il faut vivre "à l’abri de ce vent libertaire d’hystérie". Une des rares allusions précises à la Grande Guerre, tirée du "Voyage au bout de la nuit", est glaçante. D’une voix nostalgique, un poilu chantonne la "Complainte de Saint Nicolas", puis nous fait basculer du saloir du boucher à l’horreur de la boucherie. Fabian Finkels vit ces paroles de Céline avec une intensité poignante.
Axel De Booseré et Maggy Jacot ont joué la carte de la diversité, en habillant sur mesure chaque numéro. Cependant, ils titillent aussi constamment notre curiosité par des trouvailles. Comme cet enchaînement hilarant : les yeux braqués sur les pots de chambre en miettes, nous observons la déconfiture de Follavoine. C’est alors qu’une voix d’opéra entonne "Le Vase brisé", où Sully Prudhomme exprime son chagrin d’amour. Les auteurs de ce spectacle enthousiasmant ont pu s’appuyer sur le talent et la complémentarité de sept comédiens-chanteurs et de cinq musiciens, dirigés par Marc Hérouet, qui a intelligemment trié et revisité ces musiques de la Belle Epoque. Grâce à cette équipe très professionnelle, ils ont privilégié le plaisir du spectateur, qui passe du rire à l’émotion. Sans didactisme, ils nous invitent aussi à une réflexion sur la politique de l’autruche. Les couleurs de ce cabaret, qui s’assombrissent progressivement, suggèrent un péril de plus en plus imminent, auquel on se refuse de croire. Aujourd’hui, les sociétés en crise, les menaces qui pèsent sur la planète provoquent des réunions stériles. Comment, dans un siècle, nos descendants nous regarderont-ils ?
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