A l’automne 2019, le Chili est en pleine ébullition sociale. Un mouvement de protestation déclenché par une augmentation du prix des transports publics secoue le pays déjà marqué par de fortes inégalités sociales. Les manifestations se succèdent tous les vendredis sur la Plaza Italia, rebaptisée par les manifestants Plaza de la Dignidad (Place de la dignité), à Santiago.
Lieu de rassemblements par excellence, la place gardent les traces laissées par les jeunes, moins jeunes, travailleurs, chômeurs, militantes féministes ou LGBTQIA+. La statue de Baquedano est taguée de slogans et de couleurs, des dessins émaillent le sol, tandis qu’un autel Mapuche a été installé sur la place. Cet édifice revêt une valeur hautement symbolique, les Mapuche constituant un des derniers peuples indigènes présent au Chili et qui n’a cessé de résisté à l’État depuis la colonisation (au XVIe siècle).
En décembre de cette année, la danseuse et chorégraphe Marcela Santander Corvalán retrouve sa ville natale dix ans après l’avoir quittée pour se former à la danse contemporaine en France. Elle assiste aux manifestations et ressent une véritable envie de changement profond. Elle est également frappée par un rituel protestataire au cours duquel les manifestants frappent sur la façade d’une entreprise de téléphone avec des pierres ramassées sur les trottoirs. Ils se relaient pour produire ce son jusqu’à ce que la police vienne « nettoyer » la place souvent de façon violente.
Elle va associer ce son lancinant, obsédant, à une mythologie pré-inca dans laquelle la civilisation Tiwanaku, présente sur le site de Kalasasaya, dans l’actuelle Bolivie, vénère la porte millénaire du soleil, dont les pierres recèlent un secret à même de sauver l’humanité au moment de l’effondrement. Travaillée par la question des identités multiples, Marcela Santander Corvalán porte également un regard attentif sur le monde présent indissociable de celui des ancêtres comme de celui à venir. Dans la langue ancestrale des peuples des Andes, il n’existe pas de mot pour exprimer l’oppression, on utilise le mot « empequeñecimiento », qui signifie contraction, faire devenir petit. La chorégraphe s’interroge donc sur la façon de conjurer l’action de réduction opérée par l’oppression, la répression, et faire de nos fragilités un moyen de résistance collective.
Elle a conçu « Bocas de Oro » (bouches en or) comme un rituel hallucinatoire, une sorte de soin énergétique collectif érotique, dans lequel les quatre interprètes (Bettina Blanc Penther, Erwan Ha Kyoon Larcher, Luara Learth Moreira, Marcela Santander Corvalán) soulèvent les pierres et les secrets et jettent des antidotes pour la fin du monde. L’idée est de se dire que par les plaisirs, par la tendresse et par la collectivité nous pouvons peut-être aussi retarder la fin du monde, dit-elle.
La pièce navigue entre la pierre, le son, la danse et le feu. La force du collectif s’exprime avec énergie dans la chorégraphie des manifestations, ponctuée de ralentis et de danses tribales ou incantatoires. Le summum de cette force d’émancipation collective étant atteint au cours du « Reggaeton Bocas de Oro » - « une masse de gens qui vibre enragée plaisir et joie qui coulent dans le dos » - où les interprètes/chanteuses se démènent sans compter pour délivrer leur message dans une gestuelle empreinte de provocation (plus que d’érotisme).
Mais hors ces moments, il règne une certaine confusion qui empêche l’ensemble de constituer un tout cohérent. Les tableaux évoquant la célébration des rites ancestraux demeurent impénétrables sans un minimum d’explication et les privent, par là, d’une grande partie de leur sens. Les intentions généreuses qui ont présidé à cette création en sont dès lors quasi anéanties tandis que le désir salvateur annoncé (« désirer pour résister ») se laisse désirer.
Didier Béclard
« Bocas de Oro » de Marcela Santander Corvalán, jusqu’au 12 novembre à l’Atelier 210 à Bruxelles, 02/732.25.98, www.atelier210.be. Le spectacle est co-présenté par Charleroi Danse, www.charleroi-danse.be.