Pourquoi moi ? Pourquoi vous ? Sur cette terre ? Sommes-nous seuls dans le cosmos ?... Ces questions essentielles que la vie nous pose, "dès qu’on naît et dès qu’on est" incitent le comédien à ressusciter le prof qui avait illuminé sa classe de philo. Un funambule sur une corde raide entre l’entendement et la folie douce. Allergique au formatage des idées et des esprits, il ébranle les certitudes de ses étudiants et aiguise leur sens critique. Pas question de suivre les directives de Monsieur l’Inspecteur ni de dicter des notes ou faire des impasses, comme sa collègue, la cartésienne madame Plotin. Cet éveilleur surprend ses élèves par sa fantaisie et son audace. Il commente une leçon de natation donnée par Einstein à Archimède, convoque Shakespeare pour évoquer la mort et s’engage à "faire tout Kant (l’inaccessible, l’admirable), tout Montaigne (le doux, le subtil) et tout Nietzsche (le démiurge, le prophète) en une seule leçon."
Pour transmettre le plaisir de penser, il se montre exigeant mais bienveillant. En témoignent les formules encourageantes sur les copies médiocres ou les surnoms moqueurs utilisés sans méchanceté. Tête de silex, Face de marbre, Gueule de granit, Analphabète... sont des "taupes", car ils fuient la lumière. Cependant "ils sont revenus pour comprendre". Si Judas Iscariote se conduit comme un vil flatteur, Carbone 14 émaille les discussions d’aphorismes énigmatiques. Lorsque, dix ans plus tard, P’tit trou noir prendra la place du prof, celui-ci constatera que la relève est assurée. Même humour décalé, même volonté d’échapper à la sclérose, en allant à l’essentiel : la philosophie est un principe joyeux et vital.
Une vérité qui n’est pas assénée avec didactisme. Elle émerge du tourbillon dans lequel nous entraîne Bruno Coppens. En insufflant sa vitalité au personnage qui mène la danse, il justifie son affirmation : "Je ne suis pas le philosophe de la terre battue. Ma surface est synthétique et ma balle va très vite." D’un geste, d’une mimique, d’une intonation, le comédien croque les membres de cette faune scolaire. Des images jubilatoires qui évitent la caricature. La mise en scène sobre et précise d’Eric de Staercke rend le spectacle alerte. Pourtant on regrette le tintouin autour de la transmission chronométrée de "la connaissance" et l’exploitation trop étirée de la fatidique 47e minute.
En revanche, la chevauchée finale, surréaliste et pleine de panache, exalte le philosophe, qui ne s’en va pas mais s’élève. Comme le héros du "Cercle des poètes disparus", le prof de Philippe Avron rue dans les brancards, pour provoquer l’urgence de penser. Avec passion, il pousse ses étudiants à se poser des questions. Même si la philosophie ne garantit pas les réponses, elle les aide à devenir des hommes. "Big Bang" est un spectacle vif, malicieux et... intemporel. Obsédée par la vitesse de réaction et la rentabilité immédiate, notre société aurait intérêt à réhabiliter le temps de la réflexion.