Pourquoi avoir choisi le théâtre pour aborder ce sujet ?
Edgar Szoc : C’est un peu le hasard et une proposition du Théâtre de Poche. J’avais envie d’écrire sur cette thématique mais je n’avais pas vraiment d’idée de forme très particulière. Et comme souvent avec moi, il faut que l’on me pousse un peu et c’est le Poche qui l’a fait. Du coup c’était le théâtre. J’avais déjà fait des one man show, j’écrivais pour moi et je jouais tout seul et il n’y avait même pas de mise en scène. Ici, c’est la première fois que je fais l’expérience, un peu bizarre, d’écrire un texte, puis on a fait le choix avec la metteuse en scène, Julie Annen, que je ne m’occupais de rien d’autre. Je n’ai pas participé aux répétitions, je n’ai rien vu que le produit fini. Et je m’attendais à être évidemment surpris, en partie positivement et en partie négativement parce que tu es un peu dépossédé de ton texte. Je n’ai été surpris que positivement, je trouve que le résultat est bien meilleur que mon texte.
C’est une expérience un peu inquiétante parce que tu te jettes un peu dans le vide, tu te dis si il font des trucs et je trouve ça nul. Tu te renseignes sur tes droits en tant qu’auteur, est-ce que je peux faire interdire à la dernière minute. Et, en fait, j’étais vraiment ravi, c’était très gai.
Et d’où vient cette envie ?
E. S. : Je trouve que ce mouvement, politiquement, est la chose la plus merveilleuse qui soit arrivé, j’ai envie de dire de ma vie. Le plus surprenant est que des milliers de ménages belges ont ouvert leur porte à des transmigrants, des sans papiers, qu’ils ne connaissent ni d’Eve, ni d’Adam. Je prends cette métaphore : il y a des quatre façades du Brabant Wallon dans lesquelles les premières personnes d’origine africaine à rentrer sont des migrants érythréens sans papiers. Cela a quelque chose de tout à fait improbable, cela tient un peu du miracle. Donc il y avait une envie très forte d’écrire là-dessus pour dire, pour rappeler que cela s’est passé parce que j’ai l’impression, et l’évolution de la société ne fait que confirmer cette impression, que dans quelques années on aura même du mal à croire que cela s’est passé tellement c’était incroyable.
Comme toujours, dans ce genre de mouvement qui est, à l’origine, pas très organisé, qui se répand comme une traînée de poudre, cela mène à plein de problèmes. Cela n’avait pas vocation à durer des années. C’est un peu ce que l’on trouve avec l’accueil des Ukrainiens maintenant. Les gens disent on vous accueille et puis il y a un moment où l’on a envie de se retrouver chez soi sans les invités. Cela devient compliqué. Il y a souvent le risque avec ce genre de mouvement que cela se termine un peu en amertume, parce qu’évidemment on n’a pas réglé les problèmes du monde, on n’a pas changé la politique migratoire belge, et on se retrouve avec une somme de souffrances individuelles qu’on a du mal à assumer dans la durée. J’ai l’impression que ce n’est pas le cas pour le moment mais, un peu préventivement, j’avais envie d’écrire sur les aspects vraiment positifs de ce qui s’est passé qui était généreux, surprenant et parfois drôle.
Il y a un paradoxe dans le fait que des familles ont été poursuivies pour avoir hébergé des Afghans, des Syriens, et là le gouvernement a lancé un appel pour accueillir des Ukrainiens.
E. S. : Il n’y a pas grand chose à ajouter. On peut vite devenir cynique avec cela et dénoncer le racisme d’État. Et il faut le faire. Mais je pense qu’il faut aussi s’appuyer sur ce qui se passe avec les Ukrainiens pour dire qu’avec le soutien de l’État c’est plus facile et cela doit devenir la nouvelle norme. L’Union européenne a activé, pour les cas des Ukrainiens, une directive sur la protection temporaire qui est une vieille directive, elle date de 2001. Elle n’avait jamais été activée, elle aurait dû l’être entre 2015 et 2017. Mais le fait qu’elle le soit maintenant, cela crée un précédent. On l’a fait pour les Ukrainiens, cela n’a pas mené à des catastrophes, on va le refaire. Mais il est vrai que le contraste entre les deux situations est très frappant et il est difficile de l’imputer à autre chose qu’une forme de racisme d’État. C’est ça qui était merveilleux dans ce mouvement aussi, et qui renvoie au titre un peu ironique de la pièce. On avait Théo Francken à l’époque comme secrétaire d’État à l’asile, on avait un gouvernement de merde et un pays qui était bien au-dessus et bien meilleur que son gouvernement, à la fois sur le plan moral et sur le plan politique. C’est vraiment un clivage entre le gouvernement et la société.
Pour l’anecdote, Belgium Best Country, c’est une phrase qu’on entendait beaucoup au Parc Maximilien quand les migrants racontaient leur périple, c’était littéralement « Lybia torture, Italy very bad, racism,... Belgium Best Country ».
Il y a encore des gens que j’ai accueillis, qui sont passés en Angleterre, qui m’appellent chaque fois que les Diables Rouges gagnent un match, en particulier quand les Diables Rouges gagnent un match contre l’Angleterre, là ils sont doublement contents.
Dans une interview, vous parlez d’étouffement de la résignation.
E. S. : Effectivement, c’est un peu prouver le mouvement en marchant. C’est comme la fameuse phrase, ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait. Tout cela paraissait complètement improbable. Lorsque ce mouvement a commencé, il y avait des femmes et des enfants et de jeunes hommes qui dormaient dans le Parc Maximilien. Les premiers activistes à s’être mobilisés l’on fait autour de l’idée « plus une seule femme plus un seul enfant au Parc Maximilien ». Cela a tellement bien marché, il y avait tellement de propositions d’hébergement qu’ils se sont dit finalement plus personne au Parc Maximilien. Ce qui paraissait tout à fait inatteignable parce qu’on est résigné, on se dit que ce sont des problèmes trop grands pour nous. Quand bien même on a un peu de cœur et on refuse la politique du gouvernement, on n’a pas vraiment les moyens de lutter contre cela. Et d’un coup, on s’est rendu compte qu’avec un minimum d’organisation, on a réussi à organiser le plus grand service d’hôtellerie de Belgique
N’y a-t-il pas un risque que ces initiatives citoyennes positives ne se substituent à l’action de l’autorité publique et ne la conforte dans son inaction ?
E. S. : C’était clairement un risque que beaucoup avaient en tête à l’époque. Je pense que c’est moins le cas maintenant parce que on peut imaginer un schéma à terme, qui existe déjà dans d’autres pays, d’un accueil citoyen, qui est quand même plus agréable et plus humain qu’un accueil en centre, financé par les pouvoirs publics. Cela demande beaucoup de contrôle pour qu’il n’y ait pas d’exploitation et que l’on vérifie que cela se passe dans de bonnes conditions. Mais pour les demandeurs d’asile, on peut imaginer d’indemniser ceux qui accueillent des réfugiés. C’est un premier pas vers une inclusion réussie dans la société. Ils apprennent beaucoup plus sur la société belge, ses possibilités, son fonctionnement, en vivant quelques semaines, quelques mois en famille plutôt qu’en étant dans un centre de la Croix-Rouge ou dans un centre de Fedasil. Mais il est clair que l’impulsion de base émanait de gens qui voyait que l’État ne faisait rien et qui ont fait à la place de l’État
Le résultat est que maintenant le travail continue à être fait, en partie, par des familles tandis que la plate forme citoyenne, qui était entièrement bénévole, reçoit des subventions de plusieurs milliers d’euros pour organiser un accueil collectif dans des centres etc. In fine, ce mouvement a mené à ce que l’État, en l’occurrence la Région bruxelloise (normalement ce devrait être l’État fédéral, mais c’est de l’argent public) finance l’accueil de ce que l’on appelle les transmigrants, les personnes sans séjour légal chez nous et qui ne souhaitent pas s’y installer et qui ne demandent pas l’asile.
Comment expliquez-vous que ce soit surtout des femmes qui ont commencé à héberger ?
E. S. : Honnêtement, je n’ai que des hypothèses. On en est vite renvoyé vers des stéréotypes du féminin qui est plus dans le « care », dans l’attention à autrui, dans l’empathie, pour qui la visibilité de la souffrance est atroce. C’est toujours un peu délicat parce qu’on renforce vite des stéréotypes en disant ce genre de choses. Dans ce que j’ai pu côtoyer, c’était un peu plus ambivalent. C’est à dire dans des situations de couple, les deux souhaitaient mais voyaient des problèmes différents et ce n’était pas nécessairement toujours la femme qui était le moteur et l’homme qui disait non jamais.
Vous dites qu’à la base c’est un acte solidaire qui devient quelque part une pensée.
E. S. : Je prends toujours l’exemple de ma mère qui a beaucoup hébergé, qui n’était pas particulièrement militante pour qui c’est un acte solidaire, humanitaire. Et puis, petit à petit, comme beaucoup d’hébergeuses, elle a fini par devenir spécialiste en droit des étrangers. Elle s’y connaît mieux en droit des étrangers que beaucoup de juristes. Alors qu’elle était secrétaire et n’avait jamais fait de droit de sa vie. C’est un mouvement solidaire, humanitaire qui s’est transformé en pensée mais aussi en compétence, en expertise et il y a eu une politisation chez beaucoup de gens. Nombre d’entre eux ont accueilli par réflexe humain, parce que cela ne se fait pas de laisser des gens dormir dehors. Mais à partir de là, ils ont développé une réflexion beaucoup plus politique sur l’Europe forteresse, la possibilité des frontières ouvertes, les migrations internationales etc.
Pas chez tous, parce qu’il y a évidemment autant d’expériences d’hébergement qu’il y a d’hébergeuses et toutes les expériences ne sont pas positives. Il y a des personnes, sans que ce soit dramatique, qui ont essayé et qui ont vu que cela ne leur convenait pas. C’est ce qui est très fort dans le mouvement aussi c’est qu’il y a un rapport à l’intimité, C’est rentrer chez soi et vivre avec quelqu’un qu’on ne connaît absolument pas avec qui finalement on partage très peu de choses en termes de références culturelles, linguistiques, culinaires ça peut créer du merveilleux mais cela peut aussi créer de l’insécurité et de l’étrangeté, de la bizarrerie.
Je me souviens que ces gens avaient envie de rendre. Ma compagne de l’époque est retournée en Angleterre il n’y a pas longtemps et a rendu visite à deux des personnes que l’on avait hébergées. En rentrant à la gare Eurostar, elle trouve dans sa poche deux billets de 100 livres roulés. Un des hébergés lui avait glissé cette somme subrepticement parce qu’il savait bien qu’elle n’allait pas les accepter. Au moment même de l’hébergement, ils voulaient rendre aussi, ils ne voulaient pas juste être invités. L’un d’eux arrosait les plantes quatre fois par jour, ce qui est évidemment très mauvais pour les plantes. C’était très compliqué de lui expliquer que c’était extrêmement gentil et touchant et que l’on comprenait bien la motivation mais qu’en fait il valait mieux qu’il ne le fasse pas. Cela peut donner lieu à des tas de scènes, comme celle-là, qui sont cocasses mais qui, selon les caractères peuvent être pénible à vivre. Comme un jour, on rentre et tout notre linge avait été repassé et on s’est dit que l’on est en train d’exploiter de la main d’œuvre illégale, ce qui n’est pas du tout le but. Eux avaient envie de rendre quelque chose. Il y avait tout un équilibre à trouver qui n’est pas toujours évident et qui peut provoquer des malaises chez certains.
Et sinon, le spectacle est drôle ?
E. S. : Il y a quelques moments drôles. Je n’avais pas envie de faire quelque chose à l’eau de rose, ces héros qui se sont levés... D’ailleurs la pièce commence par le témoignage d’un chauffeur - là c’est ironique, pas drôle mais ironique - qui dit « je conduisais deux Érythréens sur l’autoroute, j’avais l’impression d’être Jean Moulin ». Je n’avais pas envie de faire un spectacle grandiose mais je n’avais pas envie de tomber dans l’ironie systématique non plus. C’est entre le bienveillant et l’ironie, on va dire. C’est quand même incroyable ce qui s’est passé mais on ne va pas non plus en faire un récit mythologique. C’est incroyable mais il y avait, comme dans tout mouvement, des ambiguïtés, des ressorts mimétiques. J’ai l’impression qu’il y a plein de gens qui ont commencé à héberger parce que tout le monde hébergeait et que c’était presque devenu une mode et que cela ne se faisait pas de ne pas le faire. Comme dans tout mouvement humain, il y a des composantes et des motivations différentes mais le résultat était quand même assez fascinant. Donc, ce n’est pas à mourir de rire ou alors c’est malgré moi.
La pièce fait-elle écho à votre propre histoire, puisque vous êtes d’origine polonaise ?
E. S. : Du côté de mon père. Moi, je suis né ici mais je n’ai pas un rapport d’étranger à la Belgique. Je suis belge depuis mes 18 ans. A 18 ans, j’ai dû choisir entre la nationalité belge et la nationalité polonaise et la question ne s’est pas posée 30 secondes.
Mais c’est vrai, tout ce qui a trait aux migrations, à la différence, à la diversité, et à la place qu’on lui fait, sont des questions qui me touchent personnellement et je suppose que ce qui s’est passé là a eu un écho. Je ne l’ai pas vécu comme tel sur le moment même mais en y réfléchissant, je me dis que cela a dû un peu plus particulièrement me toucher du fait de mon histoire à moi.
Propos recueillis par Didier Béclard
« Belgium Best Country » du 8 au 26 novembre au Théâtre de Poche à Bruxelles, le 29 novembre au Centre culturel de Huy (scolaire), le 1er décembre à Central à La Louvière