La salle des Bozar qui devait accueillir les représentations n’ayant pu être rénovée dans les temps, c’est au coeur d’une boîte noire improvisée dans un des hangars de l’ABC Factory (lieu dédié jusqu’à présent au monde de la publicité et du cinéma) que l’équipe a pu trouver refuge. Les habitués du Rideau voient ainsi leurs repères géographiques modifiés et, contraints de se perdre bien au-delà du centre, dans le quartier du Midi, se voient offrir l’occasion d’échapper à la mélodie ronronnante de l’abonnement en réenvisageant la sortie théâtrale comme une sorte d’ « aventure » et de l’accepter d’autant mieux que le déplacement, finalement, en vaut la peine.
A l’intérieur de cette boîte noire, le dispositif scénique, un long couloir métallique de part et d’autre duquel les spectateurs prennent place, accueillent les allées et venues de Valérie Marchant et Angelo Bison qui portent avec conviction ce face-à-face poignant de l’auteur écossais contemporain David Harrower. Ce dernier, indéniablement, a un style : son écriture tranchante hache le phrasé. Interruptions, répétitions, chevauchements. Les premiers échanges entre les comédiens peuvent laisser croire à un manque de fluidité, à un travail du texte volontairement démonstratif. Pourtant, au-delà de la question du style, le génie d’Harrower est d’avoir donné à ses personnages le langage même de la situation dans laquelle ils se trouvent, et celui du metteur en scène, de l’avoir compris. Car qui, après 20 ans de séparation et une relation sans conclusion, serait capable de prévoir ce qu’il va dire et comment il va le dire ? Le réalisme n’est pas toujours là où on croit le trouver...
Una avait douze ans quand Ray, qui avait trois fois son âge, lui a fait perdre son pucelage. Elle a reconnu sa photo dans un journal et vient le voir sur son lieu de travail. La pièce commence comme un règlement de compte entre une ancienne victime et son bourreau qui n’aurait pas purgé une peine assez longue. La pédophilie en serait le thème. Mais ces sombres retrouvailles se chargent rapidement d’ambiguïté et, au fil de leur confrontation, c’est une histoire d’amour que les personnages finissent par nous (se) raconter, amour aussi intense qu’intoléré, aussi véridique qu’impossible. Le déplacement progressif du centre névralgique de la pièce tient le spectateur en haleine. Peu lui chaut d’ailleurs que le public qui lui fait face soit aussi éclairé que les comédiens eux-mêmes car c’est à leurs visages interpellés, contrits, implorants, fermés, agressifs ou passionnés qu’il reste décidément rivé. La mise en scène finit également par se faire oublier tant les énergies qui font passer chaotiquement les personnages d’une chaise à l’autre semblent répondre à leur désordre intérieur fondamental.
La valse des déchets sur la scène, la tenue féminine, provocante « juste ce qu’il faut » portée par Valérie Marchant, l’arrivée troublante d’innocence de la jeune adolescente sur scène sont encore autant d’indices d’un spectacle sans conteste précis, réfléchi et abouti.
1 Message