Black Clouds nous parle de ces espaces invisibles où nous sommes pourtant présents en permanence : le monde, la relation, le web. Son caractère poétique, à la frontière entre l’ombre et l’obscurité, nous entraîne dans le DeepWeb, cet internet de l’insondable non-référencé où les lois n’ont plus réellement cours. Dans une esthétique aussi mystique que technologique, Fabrice Murgia questionne notre rapport aux machines d’une manière saisissante. Utopie, transhumanisme, consumérisme, éthique, ... tout y passe, à travers plusieurs histoires.
D’abord, il y a les histoires véritables : Aaron Swarz, génie de l’informatique et pirate par conviction politique, racontée du point de vue de sa mère ; de Steve Jobs dans son discours de présentation du premier MacIntosh ; et de Thomas Sankara, militant et politicien africain qui tint un discours resté célèbre sur l’état du monde la même année. Ces trois histoires, première partie du spectacle, résonnent, entrent en écho et mettent en lumière les questions de maîtrises de l’information, de l’informatique et des conséquences politiques que cela peut avoir.
Ensuite, il y a celle de François, jeune homme au corps mutilé qui rêve de se pérenniser dans un E.T. robotisé ; celle de Valérie, qui cherche à combler le vide de sa vie et se fait vider le portefeuille par un homme à l’autre bout du monde et du web. Enfin, celle que nous raconte cette femme, sorcière ou déesse de la décharge africaine, véritable cimetière des machines, où les enfants trient, recyclent, brûlent, meurent souvent.
Cette nasse narrative nous rappelle constamment que l’information, c’est le pouvoir, et que connaissances et compétences sont des outils de gestion dudit pouvoir : "Apprenez, et apprenez à vos enfants, à coder". Autrement dit : apprenez à maîtriser la machine avant d’en être dépendant.
Biographies et fictions sont portées à la scène par quatre comédiens de talents qui allient précision, rythme et écoute avec beaucoup de justesse.
Mais, si tous les quatre soutiennent le texte parfois ardu et la mise en scène toujours complexe avec brio, il faut souligner la force de la comédienne qui incarne la Décharge (Fatou Hane). Mise en exergue par le texte et la mise en scène, elle porte à elle seule la moitié mystique du spectacle. L’énergie qui l’anime la transcende. Elle en devient fascinante comme le vide, lumineuse et obscure, impossible à quitter des yeux.
Côté scénographie, c’est virtuose ! La technique mêle un découpage rigoureux de la scène en différents espaces cellulaires - répartis dans la profondeur comme dans la hauteur - à des projections vidéos live associés à une lumière aussi précise qu’une caresse.
Dire que la force majeure de l’art de F. Murgia se résume à questionner notre univers contemporain dans une poétique rigoureuse serait juste mais tout à fait incomplet, car cela ne rend pas compte de son incroyable esthétique, de sa mise en scène extra-ordinaire. Il joue avec les plans, transforme le plateau en espace littéralement multidimensionnel, découpe l’écran du cadre de scène en fenêtre de vies. Chaque élément semble nécessaire, symbolique et utile au discours.
La création sonore, assourdissante, bruyante, dérangeante participe pleinement de cette impression d’étouffement, d’écrasement progressif. Comme si l’on se noyait dans le bruit électronique de nos vies tellement nous n’en écoutons plus et n’en pratiquons plus la musique.
Black Clouds, c’est du grand spectacle à aiguiser la pensée, où la qualité est omniprésente, et qui fait émerger nos représentations de cette Toile "tantôt synonyme de partage d’informations et d’émancipation, tantôt de domination et d’asservissement". Brillamment sombre, obscurément fascinant, toujours questionnant. A voir, absolument.