Un vieil homme sort de derrière un écran. Il ouvre un placard dont il extrait des pièces qu’il va assembler pour construire une chaise roulante. Il retire son tablier puis ses vêtements en dessous desquels il porte une chemise et un pantalon blancs. Il s’installe sur une chaise et regarde trois hommes vêtus de noir et portant un tablier rouge qui libèrent, au cutter, un cube de son enveloppe de plastique noir.
Dans un bruit de percussion, la lumière se fait sur le vieil homme et le cube. Ce dernier semble occupé par quelqu’un qui appuie sur les parois. L’espace s’éclaire et l’on distingue une femme allongée au sol. Dans l’alternance obscurité/lumière, la femme se relève, change de position, puis se déplace le long des parois. Son regard s’arrête sur l’homme qui la regarde également.
Un enfant apparaît et déambule sur le plateau dans la chaise roulante. Il détaille du regard l’espace qui l’entoure, puis appelle quelqu’un « Digo ! ». Le vieil homme se lève tandis que le gamin lui tourne autour en l’observant scrupuleusement avant de lui enjoindre d’avancer, un pied puis l’autre. Appuyé sur un déambulateur, le vieillard fait, péniblement, quelques pas, tour à tour houspillé ou encouragé par l’enfant.
La femme en robe bleue et chaussures à talons blanches revient, fait tournoyer la chaise et l’enfant avant de le diriger vers la sortie. Elle entame alors une danse saccadée, un peu à la manière d’une poupée mécanique. Elle semble découvrir et tester son corps manifestement altéré, ses membres, et ce qu’elle peut en faire. D’un coup, elle se fige, cassée en deux, le torse ballant. L’homme s’approche, essaye de la redresser, la manipule, la déplace, teste sa souplesse et ses équilibres.
C’est la première rencontre – collision visuelle – de ces deux personnages sombres, seuls survivants dans une situation post-apocalyptique et qui ne sont plus maîtres de leur corps et de leur âme. Ils se retrouvent lorsque la femme apparaît dans le cube empli de brouillard, son corps équipé d’éléments bioniques, comme une créature expérimentale issue d’un laboratoire scientifique.
A la frontière entre réalité et fantasme, « Anon » exploite les performances et le non-verbal pour créer un univers étrange teintée de poésie visuelle et dont l’atmosphère forte est accentuée par la musique et le décor sonore qui met notamment l’accent sur les sons naturels du corps pour projeter leurs diverses émotions. Les nombreux passages de l’obscurité à la lumière, et vice versa, amplifient la perception d’un société floue.
Plus que que l’histoire elle-même, le chorégraphe souhaite questionner les conflits personnels que chacun rencontre dans sa vie par l’expérience et les sensations qu’il transmet au public en mettant l’accent sur la sentiments qui s’expriment à travers les mouvements et les interactions entre les danseurs.
« Anon », qui signifie à la fois anonyme et bientôt, est basée sur le film de danse « Uragano » réalisé en août 2021 par le chorégraphe Hun-Mok Jung. Le film, qui est repris dans les 10 meilleures réalisations sélectionnées par le festival de films de danse de Séoul et figure dans la sélection officielle du festival du film indépendant de Montréal, est en fait lui-même la transposition à l’écran de la pièce initialement créée pour la scène mais dont la présentation avait été contrariée par le confinement mondial de 2020.
Après avoir participé à la création de six pièces avec la compagnie belge Peepingtom, le danseur et chorégraphe coréen, Hun-Mok Jun (1978), a voulu écrire et mettre en scène sa propre pièce, sans monter sur la scène, cette fois-ci. Il entend fusionner son héritage coréen avec son intégration occidentale, après avoir baigné jusqu’à l’âge de 30 ans dans les hiérarchies de la société coréenne qu’il confronte maintenant à la culture européenne.
La pièce a été créée à Séoul mais a subi quelques aménagements liés aux contingences spatiales mais aussi au remplacement des figurants coréens par des européens. Sur le plateau, le vieil homme prend les traits de Jef Stevens qui collabore notamment avec Petri Dish, une compagnie basée à Bruxelles où se côtoient le cirque, la danse, le théâtre et les arts plastiques. Face à lui, Gaya Bommer Yemini, de la Batsheva Dance Company (Israël), est impressionnante de maîtrise de la gestuelle qu’elle impose à son corps dont la souplesse prend, par moment, des allures de laisser-aller criantes de vérité.
Didier Béclard
« Anon » de Hun-Mok Jung, les 5 et 6 octobre au Théâtre Marni à Bruxelles, 02/639.09.82, www.theatremarni.com
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