Lumière dans la salle. Sur la scène, les deux comédiens déambulent. Flottement. Eric De Staercke se décide à préciser la situation. Xavier Benout écrit un spectacle sur les dernières années de son père, victime de la maladie d’Alzheimer. Comme celui-ci n’a plus droit à la parole, lui, le comédien qui l’incarne, tient à survoler sa vie professionnelle. Une courte autobiographie plutôt flatteuse. Né dans une famille pauvre, Jacques Benout était très doué pour les sciences et a multiplié métiers et inventions. Le tempérament rebelle de ce baroudeur l’a poussé à combattre la dictature de Salazar et à participer fiévreusement à la révolte de mai 68. Lorsque Xavier tente de situer le début du déclin, Eric conteste ses interprétations. Refusant d’endosser des rôles ridicules, il quitte le plateau... momentanément. Ce préambule et ces querelles détendent l’atmosphère et annoncent la couleur : pas d’apitoiement !
Retraité, Jacques Benout est allé vivre à Carcassonne, près de sa fille Anne. C’est là qu’on a compris qu’il n’était plus le même. Il avait raté lamentablement un plat de lasagnes, sa spécialité, et refusait de s’incliner devant certaines vérités. Pour lui, une baleine bleue pouvait atteindre 140 mètres de long. Si Internet prétendait qu’elle ne dépassait pas 30 mètres, c’était un complot de la C.I.A. Plus triste : il était incapable de se souvenir que Xavier était marié et avait deux enfants. Ne pouvant plus cohabiter avec Anne, Jacques vit isolé, dans un petit village et sombre dans l’alcoolisme. Un esclandre oblige les flics à l’enfermer dans une maison médicalisée. La promiscuité dans cette "prison" accélère la dégradation. Il ne se contrôle plus et a de la merde jusque sous les ongles. Son fils le lave, mais refuse de confondre le pantalon crotté de son géniteur avec les couches de ses bébés. Agacé par ses supercheries, il tente de rendre son père conscient de sa maladie. Il lui parle vrai, tout en souffrant de son désarroi.
Retenu par son boulot à Vilvorde, il lui téléphone pour qu’il lui raconte sa vie au cantou. Un coup de fil plein de tendresse, qui bute sur l’égarement d’un homme, enlisé dans les mêmes questions et les mêmes réponses. Il avait fui Bruxelles, maintenant il veut retrouver son pays. Durant un voyage épuisant, puis dans sa chambre à Boitsfort, Jacques tourne en rond. Obsédé par l’heure du repas, il ne s’alimente pas, dépérit. Xavier ne peut plus lui offrir que des erzatz de plaisir et réchauffer, par sa présence, un petit reste de vie.
Dans sa mise en scène souple et fluide, Peggy Thomas veille à équilibrer légèreté et gravité. Pour préparer le décor de la scène suivante, Xavier Benout, qui est menuisier, manipule des modules de bois. Comme le dramaturge qui construit sa pièce. Sous son allure de capitaine de pacotille, Eric De Staercke est attendrissant. Dans cette descente aux enfers, il passe sobrement de la mauvaise foi à la soumission, pour se noyer dans la confusion. Le spectacle fait alterner dialogues et récit. L’auteur décrit crûment un mouroir. Il nous entraîne dans ces couloirs qui sentent l’éther et la merde, pour découvrir des hommes et des femmes, condamnés à croupir, bercés par une sinistre mélopée. Révolté par cette absence d’humanité, il pousse un coup de gueule : "Bienvenue au moyen âge moderne, bienvenue dans ce qui nous attend." Cependant l’honnêteté le pousse à donner la parole à la défense. Homme de gauche et de science, son père insiste sur les progrès de la médecine, qui allongent la durée de nombreuses vies. Conséquences : on cherche à réduire les coûts et on impose aux soignants des cadences infernales.
Si la causticité de l’auteur nous incite à rire de certains égarements, sa sincérité nous fait ressentir la fragilité de notre condition. Et l’on comprend la vacuité qui l’habite, dans la chambre mortuaire. En exorcisant son calvaire, Xavier Benout nous propose un témoignage qui nous va droit au coeur.
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