"Celle qui parle, c’est l’autre du même ventre", sa soeur, Marie-Pierre. Avocate, elle va nous raconter, en neuf mouvements, comment son frère Jérôme, paysan humaniste, a été acculé au désespoir. Elle admirait ce "géant". Prenant le relais de trois générations, il se battait pour sa ferme, seul. Une éventuelle épouse avait vite renoncé à l’épauler. C’était un homme chaleureux qui, le dimanche, animait les réunions familiales, en jouant avec ses neveux et en écrasant ses adversaires au tarot. Fermier bio, Jérôme Laronze refuse d’appliquer les recommandations tatillonnes, imposées par les grands groupes de l’agro-business. Les contrôleurs de la D.D.P.P. (Direction départementale de la protection des populations) le harcèlent. Juché sur son vieux tracteur, il les défie. Mais ce combat perdu d’avance le mine. Plus de parties de tarot. Il s’isole dans sa maison aux rideaux fermés.
Des signes inquiétants qui culpabilisent Marie-Pierre. Pourquoi n’a-t-elle pas volé à son secours ? Les suicides de paysans se multiplient. Leur histoire "prend la couleur d’une corde, l’odeur d’une poutre, le fumet d’un plomb." Jérôme résiste à l’épidémie : "Ni suicide, ni reddition." Sous la pression des lettres de rappel, des injonctions de plus en plus menaçantes, il prend le maquis... Pendant neuf jours échappera aux gendarmes lancés à ses trousses, s’offrira même le luxe de revenir fugitivement chez lui. Mais une dénonciation le transformera en cible. Dans la Toyota criblée de balles, on retrouvera sous le siège du passager, une arme dont il ne s’est pas servi.
Comme Antigone, Marie-Pierre veut défendre la mémoire de son frère. Elle se bat pour que ce crime soit reconnu comme violence policière. Il est inadmissible que le juge instruise le dossier de Jérôme, en ignorant la responsabilité du gendarme meurtrier. L’avocate montre aussi que la violence subie par son frère gangrène toute la communauté paysanne. Infantilisés, harcelés, ces garants de l’alimentation nationale disparaissent peu à peu. Leur ténacité, leur bon sens sont étouffés par des contraintes favorables à l’agro-business. "Les paysans ne meurent pas. On les efface. Il s’agit d’un meurtre orchestré." Un cri d’alarme qui fait écho à ceux lancés par les héros de deux films : "Petit paysan" (2017) et "Au nom de la terre" (2019).
Dans cette tragédie moderne, Guillaume Cayet transforme le deuil en révolte. Grâce à son écriture travaillée, rugueuse, mêlant le réel et la poésie, il nous sensibilise, par étapes, à l’effondrement d’une bonne partie du monde rural. Les interventions de la chanteuse lyrique Catherine Lybaert, accompagnée au violoncelle par Merryl Havard donnent parfois un écho déchirant à cette prise de conscience. Les nuages qui s’accumulent progressivement sur l’écran géant sont au diapason. Par la sobriété de sa mise en scène, Michel Bernard concentre notre attention sur Marie-Pierre. Stéphane Bissot lui insuffle une pugnacité et une ferveur bouleversantes. Fixant souvent le public, elle réclame justice et veut éveiller les consciences. Sa lucidité nous impressionne, mais c’est surtout son coeur qui nous touche.
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